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Le travail, c'est la santé !
Le travail, c'est la santé !
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2 mars 2010

Je suis une midinette (épisode 1)

Voici un texte que j'ai écrit il y a quelques années.

Pour manger, il faut travailler.

Mais j’ai démissionné de la librairie après être tombée sur la fiche de paie de Frédéric et avoir constaté que j’étais vraiment une pauvre exploitée dans un monde de brutes.

Mais on a ensuite lâché le même jour le restaurant où on travaillait comme serveuses, Estelle et moi, après avoir expliqué au patron que nous payer ne relevait pas de sa bonté, que c’était juste normal et qu’il valait mieux qu’on arrête avant qu’il arrive à nous convaincre qu’il faudrait qu’on le paie pour qu’il nous fasse l’honneur de servir dans son restaurant.

Ce matin, j’ai réussi à pousser la porte d’une boîte d’intérim et je me retrouve face à un type qui m’examine des pieds à la tête. Je le regarde de travers parce qu’il a une sale tête, qu’il est du bon côté du guichet et le sait et parce qu’il fait des remarques à la cantonade sur le fait qu’il faut se lever tôt dans la vie, si on veut travailler.

C’est vrai que tous les candidats au travail qui peuplent la salle d’attente n’ont pas l’air particulièrement frais. L’ami Ricoré n’est pas passé les voir ce matin, ça se sent. Mais bon, je n’ai pas le choix, il faut que je trouve du travail et vite. Je décide donc de ne pas faire jouer ma clause de conscience :
— Ma sœur travaille chez Citroën et m’a dit qu’ils embauchaient des intérimaires. Justement, je cherche du travail.
Il me tend un formulaire. Il faut se lever tôt et ne pas être manchot. Je remplis ledit formulaire et il le balance dans une corbeille :
— Quand voulez-vous commencer ?
— Le plus tôt sera le mieux.

Je rougis intérieurement de m’être laissé gagner par ses blablas. J’ai toujours été une bonne fille, ça finira par me perdre. Il est tout content, le monde est comme il doit être.
— Aujourd’hui ? Vous pourriez commencer aujourd’hui ?
— Oui…

Le reste s’enchaîne tandis que je me sens légèrement à côté de la plaque. J’attends avec un autre gars lui aussi content d’avoir du travail qu’une voiture vienne nous chercher. C’est une voiture de société et il n’y a pas de banquette à l’arrière. Toujours dans le brouillard, je monte à l’arrière avec l’autre gars et nous voilà partis, ballottés comme des sacs, sur la route de l’usine, en banlieue.

Durant le voyage, l’autre type et moi, on fait bien attention à ne pas se rouler dessus. Je tente de regarder le paysage. En ce moment, j’essaie par tous les moyens de conserver une parcelle de légèreté et regarder le paysage fait partie du programme.

Arrivés à l’usine, le conducteur de la voiture, qui doit avoir de la viande sur la planche, nous conduit devant une porte et nous abandonne après nous avoir lâché :
— Visite médicale.
Je me demande si je porte un soutien-gorge, je me réponds « non » et je décide de m’en foutre. Je ne vois pas tellement comment je ferais pour m’arracher sur un coup de tête, je pourrais me perdre dans cette zone industrielle au cul du monde.

L’autre gars et moi, on attend devant la porte et j’en profite pour feuilleter le catalogue de la 2 CV qui traîne sur une table. Il faut s’intéresser au monde de l’entreprise. C’est mon copain, avec qui je n’ai pas échangé un mot, qui passe en premier. Je ne le reverrai jamais.

C’est mon tour. Le médecin me fait entrer dans son bureau déprimant. C’est fou le nombre de gens qui sont capables de passer leur vie dans des endroits déprimants sans que ça ait l’air de les affecter. Je m’assieds bien gentiment en face de lui. Il me demande d’ôter mon T-shirt. Je le regarde, un peu interloquée, et j’obtempère. Je le regarde droit dans les yeux, les seins à l’air.
Le docteur fait des trucs avec ses yeux dans le vague, genre emmerdé. Je me redresse sur ma chaise. Il entame ses questions :
— Avez-vous des maladies, des problèmes ?
— J’ai une santé de fer.
— Quelle formation avez-vous ?
— Bac + 1.
Il baisse carrément les yeux.
— Allongez-vous sur la table d’examen.
Comme je suis déjà à moitié à poil, j’ôte juste mon jean et il me tripote les jambes :
— Vous avez eu un problème lors de votre croissance. C’est trop tard pour faire quoi que ce soit.
Je n’ai pas perdu ma journée. Encore une maladie incurable à ajouter à ma liste. Bon, bref, je suis bonne pour le service.
— Je suis sûr que vous allez apprendre plein de choses lors de votre séjour chez nous.
C’est sûr, tu penses, je suis même venue exclusivement pour ça.

Je me demande en sortant de son bureau avec le certificat qu’il m’a remis comment s’en sortent les autres filles et ça me fait un peu froid dans le dos. Je n’ai pas le temps de creuser la question : un type habillé comme un cosmonaute ridicule (combinaison et chapeau de la mort blancs) me harponne dans le couloir. Je lui remets mon bon à travailler et il m’embarque vers le vestiaire. Derrière un comptoir, un type me demande ma taille et me remet une combinaison et un chouette chapeau de Schtroumpf gris. J’ai un peu triché sur la taille parce que je n’aime pas les vêtements serrés.

C’est un détail, mais c’est quand même ma vie.

Mon paquetage sous le bras, j’attends la suite et le cosmonaute me dévoile les secrets de sa boîte :
— Vous voyez, j’ai eu la chance de commencer comme simple ouvrier et maintenant, je suis contremaître. Il faut s’appliquer dans son travail si on veut avoir des perspectives d’avenir.

Ça ne l’empêche pas d’avoir une vraie vie de con et de se lever tôt pour aller bosser à la chaîne.
— Bon, bah, je vais vous emmener voir le chef du personnel.

Jusqu’à présent, je suis restée en lisière de la grosse usine.

Là, je pénètre dans ses entrailles. Le bruit des machines envahit mes oreilles et je décide de trouver ça beau. Devant moi, plusieurs chaînes sur lesquelles s’activent mes futurs collègues, tous déguisés en Schtroumpfs.

Il y a plusieurs couleurs, mais globalement, c’est combinaison-chapeau à la con pour tout le monde.

Je sens un gros coup de blues me monter à la gorge, alors je plaque un sourire niais sur ma face. Le gars en blanc me dit qu’il m’attend sur la chaîne.

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